“Lettre aux Amis”, par Mgr Mounir
Samedi 8 août 2020
20h00 : De grandes manifestations ont lieu au centre-ville de Beyrouth depuis 16h00. Des dizaines de milliers de Libanais sont descendus dans le cœur de Beyrouth, déjà ensanglanté. C’est la « Révolution du 17 octobre » qui reprend son élan. Certains manifestants ont même tourné à la violence et à la casse. Les révolutionnaires ont occupé le Ministère des Affaires étrangères, puis le Ministère de l’Economie, puis le siège de l’Association des banques du Liban, puis le Ministère de l’Environnement, puis celui de l’Energie. Et ils ont l’intention de continuer …
Le déclic a été donné par le président français M. Emmanuel Macron qui avait déclaré clairement et franchement, lors de sa visite de quelques heures au Liban : « C’est le temps des responsabilités aujourd’hui pour le Liban et pour ses dirigeants » ! L’objectif de ce voyage éclair était celui du « soutien au peuple libanais, à un Liban libre, fier et souverain ». Le président Macron était arrivé jeudi 6 août, fête de la Transfiguration, vers midi à l’aéroport de Beyrouth. Accueilli par son homologue libanais le général Michel Aoun, il avait déclaré : « La France ne laissera pas le Liban seul face à cette catastrophe ».
Il est parti rapidement sur le site des explosions au Port ; puis il a effectué une tournée à pied dans les quartiers ravagés de Gemmayzé et Mar Mikhaël où il a pu observer la destruction et l’immense détresse et colère de la population, qui l’a acclamé et lui a demandé « d’aider la Révolution à évincer la classe politique corrompue ». Il s’est permis un bain de foule, comme il sait et il aime faire, prenant le temps de discuter avec les gens et répondant même à leurs questions et doléances.
Il s’est rendu ensuite au palais présidentiel de Baabda où il a rencontré le président Aoun, le président du Parlement M. Nabih Berry et le Premier ministre M. Hassan Diab. Une réunion austère ! A sa sortie M. Macron s’est contenté de déclarer : “Je suis ici pour affirmer la solidarité des Français après les explosions du 4 août. Je suis aussi venu dire et apporter le soutien de la nation française et du peuple français au peuple libanais” (en insistant sur le mot peuple).
Il est enfin descendu à la Résidence des Pins à Beyrouth où il tenu une série de réunions avec les chefs de partis et blocs parlementaires ainsi qu’avec des représentants de la société civile. Et il a terminé par une conférence de presse « claire et franche » et sans faute, avec la fermeté et la diplomatie « sans aucune complaisance ni aucune ingérence ».
Quant au programme qu’il proposé, le voici selon les points essentiels de sa conférence de presse :
1- L’aide en urgence
« La France n’abandonnera jamais les Libanais et les Libanaises ». « L’urgence, c’est d’abord et avant tout l’aide ». Il a tenu à adresser ses condoléances à toutes les familles touchées par cette catastrophe ; et parmi les victimes figurent un tué et au moins « une cinquantaine de Françaises et de Français ».
2- Une Conférence internationale d’appui à Beyrouth et au Liban
« Dans les tout prochains jours, nous organiserons une conférence internationale de soutien et d’appui à Beyrouth et à la population libanaise afin de mobiliser des financements internationaux, des Européens, des Américains, tous les pays de la région et au delà, afin de fournir des médicaments, des soins, de la nourriture ». « Nous mettrons aussi en place une gouvernance claire et transparente pour que l’ensemble de cette aide (…) soit directement acheminée aux populations, aux ONG, aux équipes sur le terrain qui en ont besoin, sans qu’aucune opacité, aucun détournement ne soit possible. Les Nations unies et la Banque mondiale joueront un rôle essentiel en la matière ».
3- Une refondation, un nouveau pacte, un ordre politique nouveau dans les prochaines semaines ; aux Libanais de le décider et de faire le changement
« C’est le temps des responsabilités aujourd’hui pour le Liban et pour ses dirigeants. Je ne peux me substituer aux responsabilités d’un gouvernement souverainement élu, d’un président souverainement élu. Leur responsabilité est immense. C’est celle d’une refondation, d’un nouveau pacte avec les Libanais dans les prochaines semaines. Ce changement profond, c’est celui qui est attendu. Les forces politiques libanaises ont aujourd’hui une démonstration à faire : celle de leur capacité à y répondre. Je le dis avec beaucoup d’humilité et beaucoup d’exigence ». « Il faut rebâtir la confiance (…) mais elle suppose une refondation d’un ordre politique nouveau où chacun, au-delà des divisions dans lesquelles il s’est réfugié, d’un confessionnalisme qui a été parfois capturé, d’un système qui a été lui aussi capturé par une corruption organisée, d’avoir la force de rebâtir une union nationale pour mener les réformes indispensables dont les Libanaises et les Libanais ont besoin »..
« La France ne signera pas de chèques en blanc à des systèmes qui ont perdu la confiance de leur peuple ». « Ce n’est pas à moi de désigner qui est légitime et qui ne l’est pas, ce n’est pas à moi de recomposer la vie politique libanaise. Nous sommes là pour vous soutenir, mais c’est à vous de décider pour votre pays. Ce n’est pas à un président français d’écrire votre histoire ».
4- Retour au Liban le 1er septembre pour faire le point
« J’ai été franc, direct, sincère (en référence aux différentes réunions qu’il a tenues avec les responsables politiques). J’attends des autorités libanaises des réponses claires sur leurs engagements. Je les en crois capables ». « Je ne ferais preuve d’aucune complaisance, ni d’aucune ingérence ». « Je serai de retour le 1er septembre pour marquer le centenaire de la naissance du Liban, mais aussi faire un point d’étape sur l’indispensable sursaut » (attendu des responsables). « Il y a des mesures à court-terme qui sont possibles et qui doivent être lancées le plus rapidement possible ».
Il termine par un coup de cœur : « N’oubliez pas qu’il y a en Europe un peuple, le peuple français, dont le cœur bat au rythme de celui du Liban ». Et de conclure, en arabe, « Liban, je t’aime ».
J’ose espérer que la visite du président Macron, en plus de la colère du peuple après la catastrophe abominable contre la classe dirigeante corrompue, redonneront du souffle à la « Révolution du 17 octobre » et encourageront les Libanais à réclamer tout haut leur droit à avoir enfin un Etat de droit et une gouvernance transparente et efficace pour le changement profond et les réformes tant attendues.
La situation sur le terrain
Pour revenir à la situation sur le terrain, on compte ce soir 158 martyrs, 6.000 blessés, 60 disparus, et 300.000 sans-abri.
Notre diocèse de Batroun a sa part de martyrs : une maman de 40 ans, un militaire de 38 ans, une dame de 60 ans, et un employé dans les silos de blé de 42 ans. Une trentaine de blessés, dont le général Tony Salloum commandant la base militaire du port de Beyrouth qui a « échappé par miracle », m’a-t-il raconté. Des hommes d’affaires, des banquiers et des architectes, des propriétaires, ont perdu leurs bureaux ou leurs domiciles.
22h45 : Les manifestants qui occupaient les ministères se sont retirés après l’intervention de l’armée.
Je ne peux terminer ma lettre de ce jour sans rappeler que Sa Sainteté le Pape François a prié, mercredi 5 août à l’issue de l’audience générale, spécialement pour le Liban en disant :
« Hier, à Beyrouth, dans la zone du port, de très fortes explosions ont causé des dizaines de morts et des milliers de blessés, ainsi que de nombreuses graves destructions. Prions pour les victimes et pour leurs familles; et prions pour le Liban, afin qu’avec l’engagement de toutes ses composantes sociales, politiques et religieuses, il puisse affronter ce moment si tragique et douloureux et, avec l’aide de la communauté internationale, surmonter la grave crise qu’il est en train de traverser ».
Et dans l’après-midi, il a été à la basilique Sainte Marie Majeure où il y a prié particulièrement pour le Liban en le confiant à la Très Sainte Vierge Marie.
Je n’oublie pas aussi l’appel lancé par la prestigieuse « Oeuvre d’Orient », présente au Liban depuis 1860, et par son Directeur Mgr Pascal Gollnisch pour l’aide à la population de Beyrouth et du Liban.
J’étais en train de lire avant-hier les détails de l’arrivée, au port de Beyrouth, de la frégate française commandée par le général d’Hautpoul, après la décision des Sept Puissances européennes de l’époque de charger Napoléon III de venir au secours du Liban après les massacres de 1860, et l’œuvre d’Orient était sur les lieux avec son directeur Mgr (cardinal) Lavigerie. D’Hautpoul avait dit : « Nous arrivons en retard ! Notre mission sera celle d’enterrer les morts ?! ». Mais enfin, la France et les pays européens avaient aidé le Liban à renaître.
La journée du jeudi a été consacrée à la prière et à l’adoration dans toutes les paroisses du diocèse de Batroun, comme je l’avais demandé mercredi.
La journée d’aujourd’hui a été consacrée au jeûne, à la prière et à la pénitence, comme nous avons demandé dans notre appel de mercredi, nous Evêques maronites. C’est, en effet, la prière qui nous sauvera avec notre volonté de nous unir dans ces circonstances désastreuses pour reconstruire notre pays. Oui, nous le croyons, disent nos jeunes, des décombres un nouveau Liban renaîtra !
Samedi 8 août 2020
+ Père Mounir Khairallah, évêque de Batroun
Réponse de Mgr Sylvain Bataille
Cher Père Mounir,
Merci pour ces nouvelles et ces explications claires qui nous permettent de décrypter la situation. Le site du diocèse nous permet de partager ces nouvelles avec tous.
Je suis heureux de voir que la France soit bien présente en ces moments si difficiles, les liens entre nos deux pays sont si forts.
J’espère que les manifestants seront entendus avant que la situation ne dégénère.
Nous vous sommes très unis dans la prière, et en particulier ce dimanche où j’ai demandé à toutes les paroisses du diocèse d’avoir une prière spéciale pour le Liban et les libanais.
De tout cœur avec vous tous, avec notre fidèle amitié.
+ Sylvain Bataille, évêque de Saint-Etienne