Il m’est arrivé d’hésiter devant la porte de ta chambre, et quelque fois il m’a fallu bien du courage pour entrer parce que je savais que ça serait dur, pour toi comme pour moi.
Je me suis assis, toujours, pour que nous puissions nous regarder les yeux dans les yeux. Tu m’as dit tes peurs, tes peines et ta douleur, j’ai entendu ta colère et tes cris de rage, ou de désespoir, mais aussi tes espoirs, tes moments de joie et de soulagement.
Je t’ai écouté me dire que tu ne pouvais pas vivre cette vie-là, mais aussi que tu voulais vivre.
Je t’ai écouté quand tu as crié que tu voulais mourir, mais aussi que tu ne voulais pas mourir.
J’ai essayé d’entendre au-delà des mots. J’ai touché ton corps blessé, malmené, abîmé par la maladie.
J’ai partagé avec toi ce que je savais, j’ai essayé de trouver des mots simples pour dire des choses tellement compliquées.
J’ai écouté tes questions et j’ai tenté d’y répondre.
Je n’ai pas eu peur de te dire que je ne savais pas quand je ne savais pas, et nous avons fait face à l’incertitude, qui est souvent le plus difficile à vivre.
Nous avons cherché des solutions, ce que je pouvais proposer et ce que tu pouvais accepter, ce qui me semblait utile et ce qui te semblait possible.
Nous avons bricolé, inventé, pour ne faire que du sur-mesure.
J’ai tenté sans relâche de te soulager, t’apaiser ou te réconforter ; je n’ai pas renoncé.
J’ai essayé de ne jamais avoir l’air fatigué ou las, car je sais combien l’attention de l’autre importe.
Nous avons ri aussi, parce que l’on peut rire de tout et que parfois il vaut mieux en rire que d’en pleurer.
Je connais ton père, ta mère, tes enfants et beaucoup de ceux qui t’aiment.
Je connais un peu de ton histoire et de la leur. J’ai essuyé leurs larmes, je les ai vu te sourire.
Parfois je connais ta maison, ton jardin et ton chien qui est venu te voir dans notre service.
J’ai pensé à toi dans la voiture en rentrant chez moi, tu m’as rappelé ma mère, mon fils ou un ami.
ll m’est arrivé de rêver de toi et d’avoir envie de te dire que chez moi ce n’est pas chez toi.
J’ai fait avec toi un bout de chemin, le bout de ton chemin, et je suis revenu seul.
Puis je suis reparti avec un autre, puis encore un autre.
Je peux accepter que tu meures, parce que c’est la vie, même quand elle est dure.
Parce que je sais tout cela de toi, parce que nous avons partagé tout cela, parce que je sais ton nom et celui de tes enfants, parce que je t’ai promis que nous serions là jusqu’au bout quoi qu’il arrive, je ne peux pas t’abandonner, même pour protéger ma conscience.
Mais je ne peux pas non plus être celui qui te fera mourir, car alors une partie de moi mourrait avec toi. Je te verrais dans les yeux de mes enfants, je t’entendrais la nuit, tu ferais route avec moi, je resterais dans l’entre-deux de la vie et de la mort, et je ne pourrais plus ensuite prendre le risque de reprendre le chemin avec d’autres.
Pour continuer à vivre, aimer et soigner, je dois garder mes distances.
Je ne peux pas mourir avec toi, je ne peux pas être celui qui te fera mourir.